lundi, janvier 09, 2006

la maison de nos ennemis

Cinq heures du matin
Il y a des siècles que je n’ai pas dit je t’aime,
Ça ne me ressemble pas
Je vais finir par tout expliquer sans rien dire
Perdre l’envie de la parole
Je ne veux pas perdre l’envie d’écrire

Se séparer, c’est le pire qui puisse nous arriver. Tu te mettras à m’appeler souvent, toi qui d’ordinaire ne m’appelle jamais. J’aurai l’impression d’être passée subitement au rayon des urgences, alors que j’étais classée aux affaires en instance ; tout deviendra écoute, compréhension, empathie – mimiques.
Les sacs de voyage voyageront, quelques précieuses affaires triées sur le volet : on en vient vite à l’essentiel, l’indispensable. on se retrouve avec dans les mains seulement ce qu’il faut pour partir. Recherche de détachement et de dépouillement, c’est mon côté mystique ; le but étant d’arriver à la fin d’une vie sans regrets ni remords.

Je t’ai demandé si tu avais une vie rêvée et tu m’as répondu que ton seul rêve était d’avoir plusieurs vies. Une vie uniquement professionnelle, une vie pour tes enfants et ta famille, et une vie pour la fête et les amis.
J’ai retenu la boule qui me serrait la gorge, j’étais reléguée une fois de plus à la place ingrate au pied du podium, j’ai tenté à voix basse « une vie de couple ? »

Tu sembles vouloir me faire dire que je veux te quitter, mais ce n’est pas toi que je veux quitter, c’est cette vie absurde que nous nous faisons vivre.
Ce soir encore, je cède la place. Toujours ce même ami qui vient te voir. Je ne me sens pas le droit de m’interposer, je dis doucement que je m’en irai que je rentrerai « chez moi ».
Tard dans l’après midi tu suggères que je reste, mais mes arguments sont les mêmes que toujours : il ne sait pas que je suis là ce soir, tout comme il ne sait pas que je vis là chaque jours depuis bientôt cinq ans.
Je te repose toujours cette même question « à quel titre, si je reste ? » tu réponds « tu passais par là... » en résumé tu me donnes le choix entre « la pauvre fille qui n’a pas d’autres amis et qu’on invite au dernier moment à la fête » ou « la copine sans-gêne qui n’hésite pas à s’imposer dans une soirée privée », merci pour le cadeau, mon amour.
Je ne veux pas de polémique ce soir, alors je tranche « de toute façon, comment lui expliqueras-tu que je reste là jusqu’à point d’heure et que je referme la porte derrière lui après son départ ? »

J’ai fait le plein de ce qui m’était supportable, mon amour. Le plein d’absurdité au point d’en venir à croire que c’est une seconde nature. Je n’avais jamais rien subi de tel avant toi.
Cette fille que j’ai aimée des années en arrière, dont j’étais si follement amoureuse et qui m’avait trompée dans les bras d’une autre n’avait pourtant fait, à bien y réfléchir, que briser mon orgueil et froisser mon ego, le temps a passé, je me suis secouée et tout est redevenu lisse et net.
Et puis c’était bien fait pour moi après tout, j’avais probablement été trop absente, ou trop maladroite, et la prétendante était jolie, au moins dois-je lui reconnaître du goût. Au moins, lorsqu’elle m’a aimée, m’a-t-elle aimée tout à fait, m’imposant à sa famille comme une évidence, ses frères, sa mère, d’accord ou pas, en bloc, comme ça et pas autrement.

Mais la vie que je mène avec toi, mon amour, m’enferme chaque jour un peu plus. Me brise lentement, os après os, dans cette valse-hésitation des espoirs sans cesse dénoncés. Je m’accroche à des règles de vie à des devoirs que je m’invente, à des projets que je m’imagine et pourtant, chaque jour un peu plus, je perds le sens de tout. Je perds le goût imperceptiblement, je ne sais plus voir la réalité comme elle est décevante, je n’entends plus les arguments du simple bonheur de prendre le meilleur de la vie tant qu’on la tient.

Si seulement c’était juste l’ennui, mais je dois me rendre à l’évidence, j’ai face à moi une force contre laquelle même mes colères ne pourront rien : l’inertie.

Je le sens bien, je me saborde, faut-il que je me déteste à ce point.

Pourquoi m’avoir fait venir dans ta vie, mon amour ? pourquoi m’avoir laissé goûter à ces bonheurs multiples, m’avoir demandé de prendre ma place, si difficile à tenir au milieu de vous tous ? pourquoi m’avoir confrontée à ta vie de mère quand je ne voulais pas d’enfants pour moi-même, à cause de ces modèles que je craignais de reproduire. J’ai forcé ma nature pour toi, je croyais que tu voulais m’apprivoiser (je devrais changer mes lectures), j’ai fait ce qui était pour ma vie des efforts surhumains, j’ai tenté de dépasser mes peurs, mes angoisses, pour que tu m’aimes autant qu’il est possible. J’ai pris la place malcommode et ingrate de la marâtre pour rétablir un semblant d’équilibre dans ta vie qui partait à la dérive, j’ai accepté ce mauvais rôle pour que le respect de tes enfants te revienne, pour qu’ils te voient encore comme une mère digne alors que tu sombrais. Je me suis même faite le gendarme de ta vie, j’ai distillé mes colères et mes encouragements pour que tu prennes conscience de ce que l’alcool faisait de toi et d’eux, par contre-coup, je les ai aimé pour de vrai, même rudement, même trop distante parfois pour ne pas aiguiser ta susceptibilité de mère. J’ai encaissé tes délires, tes nuits d’ivresse à hurler et frapper dans les murs, à claquer les portes, tes insultes, mes affaires jetées en vrac sur le palier, sous le regard de tes fils. Plusieurs fois.

Bien sûr, je savais ce que j’apportais avec moi, une enfance brisée, une vie en marge qui demande plus de courage que toute autre, une vie dans les replis de laquelle on ne peut pas se cacher. Une vie sans modèle qu’on n’achète pas en kit à la mairie du coin, mais qu’il faut inventer, construire et monter soi-même et sur laquelle personne ne veut prendre les paris.

J’aurai tout essayé pour te comprendre, mon amour, tout essayé pour te garder, suivre tes délires pour t’apprendre de l’intérieur, m’interposer pour te faire réagir, et même le chantage, tout pour te garder ; aujourd’hui c’est toi qui ne me garde pas, tu sens que je m’éloigne, mais tu ne me vois pas, tu as gagné en confiance, en respect de toi-même, tu t’es rebellée, enfin, contre cette culpabilité chronique de tout. Tu as même modéré ton goût pour l’alcool, il aura fallu lutter longtemps pour ça, je dois te reconnaître cette victoire, même si tu n’es pas encore au bout du chemin.

Aujourd’hui, tu trouves que je suis égoïste. C’est simple : j’ai mal.
Je sais qui tu es derrière ce masque parce que je t’ai reconnue, parce qu’il y a longtemps tu m’as choisie. Je sais la femme que tu es et les espoirs que tu portes. Mais c’est avec ta carapace que je vis. Je méprise tous tes amis qui t’ont vue te détruire lentement et qui n’ont pas eu le courage de t’affronter pour te le dire. Tout est si confortable, il suffit de tourner la tête et les problèmes n’existent plus. Il suffit de faire pareil pour toute chose de la vie et voilà où nous en sommes. Un monde d’amis très respectables.

Je suis en bas des marches, je regarde les vainqueurs sur le podium, le travail, la famille, les amis.
Tu gardes pour moi ta jalousie absurde, ton baiser rituel sur le pas de la porte quand je pars au bureau le matin et une desperados pour moi, dans ton réfrigérateur.

Nous vivons quelques fois dans la maison de nos ennemis.